Entretien avec Erik Roose, directeur général de l’ERR
03 novembre 2020Inaugurant une série d’entretiens avec de haut.e.s responsables d’organismes Membres de l’UER, nous avons échangé avec Erik Roose, directeur général de l’ERR (Estonie), au sujet des grands défis et enseignements des derniers mois.
Cet entretien a été accordé à Radka Betcheva, responsable des Relations avec les Membres d’Europe centrale et orientale, sur Zoom.
Donner plus d’autonomie aux responsables de départements et d’équipes
La crise du Covid a bouleversé notre façon de travailler. Comment la communication avec votre personnel a-t-elle changé et quelles en ont été les conséquences sur votre travail au quotidien ?
Lorsque l’épidémie a éclaté, le travail au quotidien est devenu très difficile et nous avons dû revoir nos procédures. J’ai rapidement décidé de donner carte blanche aux responsables de départements et d’équipes. Parallèlement, j’ai mis en place des solutions collaboratives pour partager les informations, notamment une réunion de direction hebdomadaire sur Zoom.
Nous avons également introduit des changements au niveau du conseil d’administration, en nous réunissant tous les matins et non plus une fois par semaine, et en accueillant d’autres responsables, pour aborder les principaux sujets, tels que les modalités de travail, les annulations de programmes ou les questions de santé et de sécurité. Nous avons pu ainsi maintenir le contact avec tous les services. Nous étions même mieux informé.e.s des projets et activités des différents départements qu’auparavant.
Les réunions hebdomadaires de la direction nous ont permis d’évoluer progressivement, mais rapidement, face à la charge accrue de travail. Nous avons ainsi pratiquement doublé notre couverture de l’actualité sur toutes les plateformes, en ajoutant un journal à midi dès la deuxième semaine de mars, en estonien et en russe. Nous avions cruellement besoin de renforts dans le service de l’information et nous avons pu bénéficier de l’aide du personnel du service des sports, dont l’activité était réduite en raison de la suspension de nombreuses manifestations sportives. Ce transfert de personnel a été une expérience exceptionnelle, que nous n’aurions jamais tentée dans des circonstances normales. Le sentiment de vivre ensemble une épreuve inédite a énormément motivé nos équipes ! Les syndicats ont approuvé et n’ont pas soulevé de questions.
Pour la grande majorité du personnel, la communication, la confiance et la coopération ont énormément progressé.
La confiance a-t-elle été déterminante pour créer cette relation forte avec le personnel et s’est-elle accompagnée d’autres éléments ?
En effet, pour la grande majorité du personnel, la communication, la confiance et la coopération se sont nettement améliorées.
Si je peux me permettre une comparaison, c’était un peu comme dans l’armée américaine. Sur le terrain, ce sont les cadres ou les officiers intermédiaires qui prennent les décisions. Ils possèdent les informations les plus fiables et les plus récentes ; ils peuvent prendre des décisions rapides. C’est cette logique que nous avons reproduite.
En outre, dès la troisième semaine de mars, j’ai adressé personnellement un courrier hebdomadaire à nos 700 employé.e.s. J’ai exposé en toute transparence les problèmes rencontrés, les solutions mises en œuvre et nos attentes. C’était la première fois que tous les membres de notre personnel étaient en contact direct, chaque semaine, avec leurs dirigeant.e.s. Nos 700 employé.e.s étaient destinataires, au même niveau, de ces messages, sans classification de l’information. Nous avons ainsi évité les problèmes que peut créer le manque d’information ou le sentiment de ne pas être informé.e, et nous avons pu établir un dialogue beaucoup plus ouvert qu’auparavant.
Maintenir le service, quoi qu’il arrive : un engagement à l’égard de la société.
Qu’avez-vous changé dans la procédure décisionnelle et dans l’établissement des priorités ?
Nous avons dû élaborer un protocole précis et mettre en place des restrictions. Nous avons décidé de limiter l’accès à nos locaux et d’enregistrer chaque entrée. Si une personne était infectée, ce qui n’a heureusement pas été le cas, nous pouvions ainsi la retrouver et savoir avec qui elle avait été en contact. Nous avons aussi interdit l’accès des personnes extérieures à notre restaurant d’entreprise et à nos salles de conférence. Je suis convaincu que ces restrictions ont réduit les risques de contamination.
La seule exception a concerné le service de l’information, dont les employé.e.s ont continué de travailler dans leur salle de rédaction. Nous avons compris qu’ils.elles ne pourraient pas produire des informations de qualité à distance et qu’ils.elles devaient travailler en équipe. Chaque jour, ils.elles étaient 10 à 15 à se réunir dans la salle de rédaction. Il leur a été fortement conseillé de limiter leurs déplacements aux trajets domicile-travail et de ne pas prendre les transports en commun. C’était une forme de confinement volontaire pour réduire les contacts.
La nécessité absolue était de continuer d’émettre. Quoi qu’il arrive, quoi qu’il en coûte, nous devions rester à l’antenne. Pour la société et le public, le maintien du service de l’ERR est une sorte de garantie, l’assurance que nous maîtrisons la situation, en tout cas dans le secteur public de l’information.
Éviter le micro-management. Accorder plus d’autonomie à ses employé.e.s tout en leur donnant un cadre.
Quels ont été les principaux enseignements en matière de management ?
L’un des principaux enseignements est d’éviter le micro-management et de donner un cadre général. On peut accorder une grande marge de manœuvre à ses employé.e.s si on leur donne une orientation, des objectifs et des limites. Par exemple, nous avons dû faire un journal supplémentaire, à midi, suivi des informations et des programmes quotidiens, jusqu’en soirée. Tel était l’objectif fixé : c’était à l’équipe de le réaliser.
Autre enseignement important, la nécessité de responsabiliser tout le monde. Par exemple, l’entretien et le nettoyage en profondeur ont été des tâches très lourdes pendant l’épidémie ; les personnes qui en étaient chargées ont dû constituer trois équipes par jour. Pour alléger leur travail, nous avons demandé à chaque employé.e de nettoyer son bureau avant de partir. Un geste simple, mais très utile.
En effet, la réduction des risques était également primordiale. Même si les personnes n’en pouvaient plus d’être confinées, notamment les jeunes, elles ont fait le maximum pour réduire les contacts avec l’extérieur. C’est mathématique : moins on rencontre de gens, moins on risque de se contaminer. Grâce à ces modalités de travail, la productivité n’a pas sensiblement baissé. Nous avons ainsi passé tout le printemps sans aucun cas de Covid à l’ERR, pas même dans les familles de nos employé.e.s. Nous avons simplement annulé les programmes qui nécessitaient un nombre important de personnes dans les studios.
L’ERR a pris une place beaucoup plus importante dans la société. Nous avons pratiquement doublé la fréquentation de nos services Web et l’audience de tous nos programmes d’actualités a sensiblement augmenté, tant à la radio qu’à la télévision. Du point de vue du journaliste, le travail dans un média de service public en ces temps inédits est une expérience exceptionnelle.
En pleine épidémie, vous avez lancé votre plateforme de VOD, baptisée Jupiter. Comment avez-vous réussi ce tour de force ?
C’est le résultat d’un travail de longue haleine. L’équipe de développeurs.ses et d’informaticien.ne.s travaillait déjà à distance depuis un certain temps, de sorte que l’épidémie n’a pas sensiblement retardé la mise en œuvre du projet. Nous avons réussi à lancer la plateforme alors que la population était confinée et qu’elle recherchait de nouveaux contenus et services. Le lancement est intervenu à point nommé, sans que nous l’ayons prévu.
Aujourd’hui, fort.e.s de cette expérience, nous pourrions facilement remettre en place les mesures prises à l’époque. Si nécessaire, nous pourrions passer en mode télétravail en deux ou trois jours.
La chaîne ETV de l’ERR est la marque de média préférée en Estonie, selon la dernière étude d’audience de Kantar Emor. Comment expliquez-vous ce succès ?
Je pense qu’il est dû à l’association de deux facteurs : le contexte épidémique et le travail réalisé. En situation de crise, les marques qui bénéficient d’une grande confiance résistent mieux. Même le public qui ne suit pas attentivement l’actualité, mais préfère la presse populaire, s’est tourné vers l’ERR, réputée fiable et composée d’équipes éditoriales de qualité, une bonne raison de la choisir.
Nous restons toutefois prudent.e.s. Le mois dernier, des médias privés estoniens ont déposé plainte devant la Commission européenne, soutenant que l’ERR avait renforcé sa position de manière abusive et bénéficiait d’un financement excessif. YLE en Finlande et la LRT en Lituanie connaissent une situation similaire. Nous discutons donc avec ces organismes et étudions le dossier avec nos juristes, ainsi qu’avec l’UER. Je ne suis absolument pas d’accord avec ces accusations. Mais nous sommes dans un monde libre. Nous sommes en démocratie et tout le monde peut déposer plainte.
Quelles sont les plus grandes difficultés auxquelles vous vous attendez ?
À l’heure où nous parlons, en octobre, je n’ai pas encore une vision claire du budget de l’ERR pour le prochain exercice. Je suppose qu’il sera d’un montant semblable à celui de l’exercice écoulé, mais je n’ai pas de chiffres. Sur le plan technique, je ne dispose pas de financement à compter du 1er janvier, tout au moins officiellement. Cette question doit être résolue dans les prochaines semaines, mais telle est la situation actuellement. Sur le plan économique, la crise a durement frappé le secteur privé, notamment les médias commerciaux dont les recettes publicitaires ont été touchées. En conséquence, le marché est encore plus tendu et fait face à d’importantes difficultés. Dans ce contexte, les responsables politiques sont vulnérables et ne savent pas toujours comment réagir.
Changeriez-vous quelque chose à ce qui a été fait ?
Il était absolument nécessaire de proposer plus de journaux, non seulement pour les publics parlant estonien, mais aussi russe. Nous avons programmé un journal supplémentaire pendant deux mois, puis nous sommes passés à la diffusion en direct des conférences de presse du Conseil de la santé. Actuellement, nous continuons de les diffuser sur le Web. Nous constatons une certaine lassitude concernant l’information sur la crise du Covid. Le volume de couverture nécessaire était et reste difficile à déterminer.
Autre chose : nous aurions peut-être pu recueillir plus de questions de la part des téléspectateurs.rices et des auditeurs.rices. Nous avons mis en place de nouveaux formats, mais nous n’avons pas eu le temps de communiquer suffisamment avec nos publics. Nous avons fait appel à nos connaissances et à notre expérience, mais nous aurions pu dialoguer davantage avec le public pour qu’il ait le sentiment d’être plus écouté et pris en compte. Nous devons rester proches de notre public et lui donner la parole sur nos chaînes et stations.
Quelle a été votre plus grande réussite ? Qu’est-ce qui caractérise votre gestion de la crise ?
Je pourrais vous faire la célèbre réponse des Chinois, interrogés sur la révolution française deux siècles après : il est trop tôt pour se prononcer. Peut-être pourrai-je vous répondre dans six mois ou un peu plus, mais pour l’instant, c’est trop tôt.
L’économie et la société sont beaucoup plus vastes, beaucoup plus complexes que notre activité au quotidien. Nous devons nous féliciter de ne pas avoir été touché.e.s et d’avoir pu faire notre travail.
C’était un premier avertissement. Il a été d’assez courte durée pour que nous puissions résister sur les plans psychologique, financier et matériel, même si certains personnels ont commencé à ressentir les premiers signes du burn out. S’il se répète ou s’il dure bien plus longtemps, une année par exemple, il soulèvera de nouvelles difficultés.
Mais les MSP ont-ils montré leur rôle dans la société ?
Absolument. J’espère que la Commission européenne se rend compte qu’il s’agit là d’une étude de cas inédite. Le concept de MSP est absolument nécessaire dans la société.
J’espère que cette nécessité sera reconnue par les responsables politiques et les parties prenantes, ce qui permettrait aux MSP d’asseoir leur place en Europe.
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Radka Betcheva
Responsable des relations avec les Membres - Europe centrale et orientale