Merci et bonjour à tous. C'est de Genève, où je me trouve aujourd'hui, que j'ai le privilège de m'adresser à vous.
Dans le milieu du football anglais, on a l'habitude de dire que c'est l'espoir qui vous tue. On veut dire par là qu'il vaut mieux ne pas espérer la victoire parce que si votre équipe perd, cela rend la défaite beaucoup plus dure à supporter.
Mais que serait la vie sans espoir ? Il est certain qu'une équipe de football n'aurait pas de supporters s'il n'y avait vraiment aucun espoir de remporter la victoire.
Parvenus à la fin de 2020, on peut dire au moins que ceux qui y ont placé peu d'espoirs se sont épargné de profondes déceptions. Espoir de voyages, de passer du temps en famille et avec nos amis, de vivre de nouvelles aventures, de rester en bonne santé. Mais il semble que le cerveau humain soit câblé pour l'espoir. Pour regarder vers l'avenir. Pour planifier. Pour apprendre de nouvelles choses. Pour travailler à améliorer les choses. On ne peut pas s'en empêcher.
Et, contrairement à ce que certains pourraient penser, les journalistes ne sont-ils pas, eux aussi, des êtres humains ? Au niveau individuel, personne n'est plus rempli d'espoir qu'un journaliste. Ce métier, on le choisit parce qu'on espère faire la différence. Nous ne comptons pas nos heures de travail, nous nous interrogeons avec angoisse au sujet d'un seul mot ou d'une image parce que nous croyons, nous espérons, que quelqu'un, quelque part dans le monde, en bénéficiera.
Voilà pourquoi je m'étonne toujours de la réputation que l'on fait aux journalistes : on dit qu'ils ont un penchant pour la négativité, qu'ils sont toujours à l'affût du pire, qu'ils mettent en avant ce qui ne va pas plutôt que de donner de bonnes nouvelles, qu'ils sont prompts à la critique et avares en éloges, ou encore qu'ils se paient de mots en rapportant ce qui a été dit plutôt que ce qui a été fait.
Mais vous ne seriez pas présents ici aujourd'hui si vous n'aviez pas l'espoir d'un avenir meilleur pour le journalisme. L'espoir de renverser ces stéréotypes. De devenir meilleurs.
Est-ce l'espoir qui nous tue ? Non, c'est l'espoir qui nous fait vivre. C'est lui qui nous motive.
Nous savons bien que l'information que nous mettons au jour au quotidien dans notre travail nous donne une parcelle de pouvoir. Et que la meilleure façon d'utiliser ce pouvoir est de le donner aux autres en leur assurant l'accès à des informations de qualité.
Si 2020 a été une bonne année dans un domaine en particulier, c'est bien dans le journalisme de service public, réalisé à l'intention du public et financé par ce dernier, et sur lequel le public exerce un contrôle. À l'Union Européenne de Radio-Télévision, je collabore avec plus de 60 rédactions de service public. Alors que la production est en diminution dans presque tous les autres domaines de l'audiovisuel, l'actualité affiche une croissance de 20 %. L'audience des journaux télévisés du soir a augmenté de 250 %. En télévision, pendant une brève période, on a constaté une inversion de la courbe des audiences après 30 années de baisse continue ; même les jeunes ont renoué avec le JT.
Mais ce sont les plateformes numériques qui ont connu le succès le plus durable. Les jeunes, premiers utilisateurs du numérique, ont découvert les chaînes du service public, parfois pour la première fois. Et ils ont aimé ce qu'ils y ont trouvé. Les chaînes qu'ils associaient à leurs parents et grands-parents leur ont réservé de bonnes surprises en leur offrant ce qu'ils recherchaient, sur les supports qu'ils utilisent et dans un format qui leur parle.
L'idée que les radiodiffuseurs nationaux sont des dinosaures, incapables de changement et voués à l'extinction, s'est éteinte en 2020. Les journalistes eux-mêmes s'étonnent de la rapidité avec laquelle ils ont su s'adapter et de la créativité dont ils ont fait preuve sous la double pression des fortes restrictions imposées par le COVID et d'une attention accrue du public.
Oui, nous avons traversé une période épuisante, pleine de frustrations, voire de dangers. Mais notre action a compté, a été appréciée et a permis de changer et même de sauver des vies. Si c'est là ce qui nous a poussés à choisir ce métier, alors 2020 est à compter au nombre de nos réussites.
Après quelques années difficiles où l'on nous a abreuvés de "faits alternatifs", où l'on a fait la guerre aux experts, où l'on a assisté à la croissance exponentielle des plateformes non réglementées qui ont détruit le modèle d'affaires du journalisme à financement commercial... le fait est que le public s'est tout à coup souvenu que la vérité compte,
que la vérité peut vraiment faire la différence entre la vie et la mort,
qu'il est important de vérifier la source de nos informations, que le journalisme et les médias de service public sont un bien d'une immense valeur.
A la fin d'une année qui nous laisse fatigués et meurtris, il y là de quoi se réjouir.
Ce n'est peut-être pas ainsi que nous pensions terminer l'année, mais nous avons tous appelé ce moment de nos vœux. Alors, que faire maintenant ? Comment poursuivre ?
Sans doute les temps que nous vivons ne répondent-ils pas à nos attentes. Après tout, les attaques contre les journalistes, contre les valeurs que nous défendons, ne nous laissent aucun répit. En fait, la pandémie a fait ressortir le pire chez ceux qui aiment tirer sur le pianiste quand ils n'aiment pas la musique qu'ils entendent.
En matière d'information, le public s'est montré insatiable et nous n'avons pas su suivre le rythme. Quelle que soit la qualité de ce que nous avons produit cette année, nos audiences en voulaient toujours plus. Nous en avons perdu certains en route, séduits qu'ils étaient par l'attrait des cercles restreints, des bulles d'info, englués dans la toile de la désinformation. Beaucoup sont maintenant plongés dans la confusion et luttent pour se forger une opinion.
Le moment est-il vraiment propice ? Nos budgets sont au plus bas. Tout le monde doit en faire plus avec moins de ressources. Les journalistes de la télévision et de la radio sont en direct sur leur smartphone. Les rédacteurs trouvent leurs gros titres assis au bord d'un lit. Et pourtant, avant de déclarer que la qualité se perd, regardez d'abord un vieux journal télévisé ou la une d'un quotidien d'il y a trente ans, écoutez un ancien documentaire radio, et dites-moi si la qualité baisse. Je ne crois pas que ce soit le cas.
Parce que les journalistes ont la volonté de faire toujours mieux. Ils veulent toujours s'améliorer.
Ainsi donc, comme dans presque tous les secteurs, notre façon de réagir en 2021 sera déterminante. Nous espérons bientôt dépasser la crise, mais les idées et les décisions audacieuses que celle-ci nous a imposées devront être suivies d'effet. Le moment que nous vivons est décisif pour le journalisme.
Il ne fait aucun doute qu'aujourd'hui nous vivons et travaillons alors que la terre se dérobe sous nos pieds. Nous nous demandons souvent comment faire pour rester debout. Ou alors nous nous retrouvons à courir après une vague qui ne cesse de se retirer, pour ensuite former un raz-de-marée devant lequel nous devons fuir.
Le fait est qu'il n'est pas simple de changer radicalement notre façon de travailler tout en subissant des pressions de toutes parts.
Mais pour reprendre un cliché, le changement est devenu la nouvelle norme, Et c'était déjà le cas avant le COVID. Le changement n'est pas seulement nécessaire, il est souhaitable. Et il doit être perpétuel. Mais je pense que le changement est difficile à accepter pour beaucoup de personnes.
Dans le passé, nous avons mené de grands projets pour introduire le changement. C'est comme si nous étions face à un escalier très raide. Vous encouragez tout le monde à monter l'escalier, c'est un gros effort mais vous persévérez et vous arrivez au sommet. Ouf, j'ai introduit le changement ! Il est temps de s'accorder une pause. Peu après, vous recommencez - vous abordez l'escalier suivant et vous amenez tout le monde à bon port. Nous avons réalisé le changement ! Il est temps de se détendre un peu.
Eh bien non, nous devons changer notre façon de penser. Au lieu de gravir des escaliers, pensez à ces tapis roulants tellement cool qui vous font planer en compagnie d'autres voyageurs et vous mènent sans heurt au niveau supérieur. Le changement doit être un mouvement perpétuel, il ne doit pas être une lutte. Il doit s'installer durablement dans notre travail au quotidien.
Mais selon quelles modalités ? Je formule de belles métaphores sur les escaliers et les tapis roulants, mais comment faire pour introduire sans douleur un changement permanent qui soit à peine perceptible ?
Pour commencer, il nous faut apprendre l'humilité. Ceci ne veut pas dire qu'il faut être humble comme le sont les médias de service public, tellement habitués à la critique qu'ils en oublient de faire savoir à la ronde à quel point ils sont brillants et indispensables. Non, faire preuve d'humilité, c'est abandonner les idées toutes faites, les préjugés en réalité, que nous avons au sujet du métier de journaliste.
Le journalisme n'a pas de règles, il a des valeurs. C'est probablement la raison pour laquelle, si vous dites à un journaliste que quelque chose est impossible, ils fera tout pour vous prouver que vous avez tort.
Mais cela veut dire aussi qu'il ne faut pas nous contenter de certains types de reportage seulement, ou nous en tenir à tel mode de narration. Nous devons adhérer à nos valeurs, mais il est indispensable d'expérimenter.
Ainsi donc, lorsque l'ARD, productrice du Tagesschau, le JT le plus prestigieux et le plus officiel d'Allemagne, a décidé de mener des expériences avec TikTok, je suis sûre que cela a provoqué quelques froncements de sourcils. Mais TikTok touche un public que le Tagesschau n'a jamais atteint jusqu'ici. Avec 700 000 "suiveurs" sur TikTok, ils ont mis dans le mille.
Qu'est-ce qui vous a conduits à vous lancer dans le journalisme ? Qu'est-ce qui vous a fait penser que c'était la voie à suivre ?
Vous avez de la chance, je ne suis pas de ces gens ennuyeux qui prétendent être entrés dans le journalisme par hasard. Ce n'est pas mon cas. J'ai choisi de devenir journaliste parce que rien ne me passionnait davantage. Et mon métier me passionne toujours.
Les journées ne se ressemblent pas. Et même si nous avons du mal à vivre en permanence dans le changement, n'oublions pas que c'est l'attrait du changement qui nous a fait choisir ce métier. Nous voulions fuir la routine du quotidien.
Est-ce que je suis la seule à ressentir une pointe de fierté quand j'inscris "journaliste" dans la case "profession" d'un formulaire ? Cela me plaît encore plus maintenant que je suis rédactrice en chef, cheffe de l'information. Le mot "journaliste", ce n'est plus seulement mon titre mais ma profession, ma vocation.
C'est aussi un énorme privilège, non seulement d'être les témoins d'événements qui changent réellement le cours de l'histoire, mais aussi d'assumer la lourde responsabilité de fournir au public des informations exactes et impartiales.
Revenons donc un instant à l'humilité. Sans obéir à des règles, mais en s'appuyant sur des valeurs, qui décide de ce qui fait un journalisme de qualité, exact et impartial ? C'est une question que l'on nous pose ouvertement en public de nos jours. Ne soyons donc pas sur la défensive, quelle est la réponse à donner ? La réponse, c'est que nous en décidons tous, chacun d'entre nous. Le monde du journalisme, c'est comme un immense comité de lecture, où chacun prend connaissance des résultats publiés par les autres et les évalue.
Mais pour être crédible, cette communauté, dont nous faisons tous partie, doit s'exprimer par une large diversité de voix et faire en sorte que toutes ces voix soient entendues. Être humble, c'est savoir que votre point de vue n'est pas le seul. Quelle que soit votre ancienneté dans le métier, il reste toujours quelque chose à apprendre et la personne qui vous l'apprendra est différente de vous.
Si nous voulons nous mettre au service de nos audiences, nous devons savoir nous mettre à leur place. Bien entendu, vous ne pouvez pas vivre la vie de quelqu'un d'autre, mais ensemble et collectivement, nous pouvons nous améliorer.
Il suffit de regarder autour de nous pour en avoir la preuve : nous sommes réunis aujourd'hui pour vivre un événement mondial qui nous donne l'occasion d'entendre des milliers d'opinions différentes sur la façon d'améliorer la pratique de notre métier. Personne n'a toutes les réponses, mais la diversité des personnes et des opinions nous fera réaliser de grands progrès.
Aujourd'hui, je veux que vous soyez inspirés. Après une année difficile, je veux que vous sachiez à quel point ce que vous faites est important. Et ce que vous pouvez faire de mieux jour après jour, c'est de faire votre métier avec passion et exercer un impact sur le plus grand nombre de personnes possible.
Mais ce n'est malheureusement pas la seule chose que nous sommes tenus de faire de nos jours. Nous devons laisser nos reportages parler d'eux-mêmes, bien entendu, mais nous devons aussi nous défendre et défendre nos valeurs. Nous ne pouvons pas rester les bras croisés alors que le journalisme à financement commercial est mis à mal par un secteur publicitaire hors de contrôle. Alors que les médias de service public sont attaqués de toutes parts ou remis en question par leurs propres gouvernements. Alors que les réseaux sociaux, plus puissants financièrement et politiquement que certaines nations du monde, sont à présent intouchables. Alors que le consommateur devient le produit. Alors que l'information de qualité lutte pour se faire entendre par dessus le bruit de fond des intérêts particuliers et des interférences politiques.
On ne peut plus revenir en arrière, mais il y a des choix à faire.
Nombre de mes collègues, côtoyés au cours de ma carrière professionnelle, sont les gens plus intelligents qu'il m'ait été donné de rencontrer. Ils sont intellectuellement brillants. Mais les plus intelligents ne s'en rendent même pas compte, tout occupés qu'ils sont à se concentrer sur ce qu'il faudrait encore améliorer.
Ne renoncez donc jamais à l'espoir, ne manquez pas ce rendez-vous, rappelez-vous vos valeurs, soyez humbles. Et surtout, acceptez le changement. L'avenir du journalisme dépend de vous. Vous avez 24 heures.