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DISCOURS

L’après-pandémie : la couverture de l’actualité dans les années 2020

24 septembre 2020
L’après-pandémie : la couverture de l’actualité dans les années 2020

Conférence de la BBC au Prix Italia, donnée par Fran Unsworth, directrice de l’information et des magazines,: les rédactions des médias de service public doivent avoir des valeurs clairement définies pour s’adresser à tous leurs publics en ces temps difficiles.

Seul le texte prononcé fait foi

Merci, Marcello, pour ton aimable présentation. Tout d’abord, je tiens à vous dire combien je suis heureuse d’être ici pour vous rencontrer, que ce soit en personne ou virtuellement.

Nous vivons des moments difficiles, que nous essayons tous de traverser avec intelligence, bienveillance et détermination. Nous avons besoin les uns des autres. C’est pourquoi je voudrais vous faire part de mes réflexions et serais ravie de connaître les vôtres.

Comme tous les organismes de médias et la plupart des entreprises dans le monde, la BBC et sa rédaction ont eu fort à faire pour s’adapter et poursuivre leur mission, qui consiste à fournir des informations et des explications précises et absolument nécessaires au public pour l’aider à survivre pendant la pandémie.

Au Royaume-Uni, l’esprit a d’abord été à la solidarité nationale, mais à mesure que la maladie faisait des morts, que les hospitalisations augmentaient et que l’économie s’effondrait, les divisions politiques ont refait surface.

Aujourd’hui plus que jamais, ces divisions ne sont pas seulement d’ordre politique, mais aussi symbolique. Nous vivons ce qu’on appelle des « guerres culturelles », au cours desquelles la BBC se voit régulièrement accusée, non seulement de parti pris politique, mais aussi culturel.

Aujourd’hui, je souhaite aborder la façon dont de nombreux acteurs tentent de nous recruter au sein de leur guerre culturelle, ainsi que les difficultés croissantes que nous rencontrons pour leur résister ; or, si nous ne le faisons pas, nous compromettrons notre avenir en tant que média de service public universel, financé par la collectivité.

Si les nations ont tendance à se diviser selon un clivage gauche-droite, la couverture de l’information par les médias de service public peut se diviser approximativement selon des critères mathématiques.

J’utilise à dessein l’expression « approximativement » : comme nos consignes éditoriales le précisent, l’impartialité ne consiste pas à trouver un « équilibre » entre deux points de vue opposés, mais parmi une multiplicité d’opinions.

Mais l’impartialité appliquée à la culture est plus difficile à définir, en particulier lorsque la plupart des rédactions doivent travailler vite pour rester dans la course.

Dans nos métiers, le temps est une variable omniprésente. Les délais sont légion dans une seule journée. Il y en a toutes les heures et parfois plusieurs dans une seule heure. Nos jugements doivent être instantanés.

Tous les jours, toutes les semaines, toute l’année, nous courons après le temps.

Comme le dit la Reine rouge dans « Alice de l’autre côté du miroir » : « Il faut courir le plus vite possible pour rester au même endroit. Si vous voulez aller ailleurs, il vous faut courir encore deux fois plus vite. »

La Reine rouge a raison. Je sais ce qu’elle veut dire. Nous mesurons nos vies de journalistes en secondes.

Mais en même temps, nos métiers sont intemporels.

Une rédaction doit saisir le moment présent, percevoir le sens de l’actualité.

Comprendre pourquoi telle information est importante et pourquoi telle autre ne l’est pas.

Nous ne sommes pas historiens, mais nous devons saisir le sens de l’histoire : reconnaître l’insignifiant, repérer l’important ; reconnaître l’éphémère, repérer le durable.

Il nous faut des boules de cristal.

Notre pensée, notre processus mental, doit embrasser le passé, le présent et l’avenir. Et ce, instantanément, dans cette course contre la montre sans cesse renouvelée.
Toute rédaction qui continue de vivre, de travailler, de s’adresser à ses publics dans ce contexte difficile doit avoir une ligne éditoriale claire ; je ne parle pas d’une direction verticale et dictatoriale, mais de valeurs clairement définies.

Malheureusement, je constate que nous souffrons trop souvent d’un problème d’identité.

Laissez-moi vous expliquer pourquoi.

La presse écrite a toujours eu un sens plus aigu de son identité que les médias audiovisuels : elle prend position.

Elle peut faire campagne. Les lecteurs connaissent les tendances politiques des journaux et savent que chacun d’eux s’adresse à une certaine partie de l’échiquier politique. De manière générale, les journalistes de presse écrite n’écrivent pas pour l’ensemble du pays. Ils s’adressent à leur public cible. Certes, ils informent, du moins les meilleurs d’entre eux, mais ils peuvent trouver plus d’intérêt à concilier les lecteurs qu’à les exaspérer.

En tant que média de service public, la BBC ne peut pas prendre position sur les sujets de controverse actuels. Certes, nous prenons parfois position : nous détestons le racisme ou la misogynie, nous soutenons l’état de droit, etc. Ce sont des principes démocratiques fondamentaux.

Mais dans un monde en ligne de plus en plus polarisé, les individus sont absolument convaincus de leurs opinions et veulent que les autres les adoptent. Et la langue est de plus en plus souvent leur champ de bataille. À la réflexion, ce phénomène n’est peut-être pas nouveau.

Le conflit au Moyen-Orient ne concerne pas seulement les territoires, mais aussi les mots. Territoires occupés ou disputés ? Légaux ou illégaux ? Clôture ou mur ? Terroriste ou combattant de la liberté ?

Aujourd’hui, comme Mark Thompson, ancien directeur général de la BBC le disait, « les mots traversent l’espace virtuel en un temps infinitésimal. » Selon lui, le débat est devenu plus brutal et plus polarisé, avec comme résultat « un combat politique à mort, un combat où tous les coups rhétoriques sont permis ».

Ce phénomène est nouveau et a des conséquences. La BBC est tenue de rendre des comptes. C’est normal. Elle est financée par une redevance payable par tous les foyers. Mais quand je dis « rendre des comptes », il faut voir comment !

Autrefois, les journaux recevaient les courriers des lecteurs, qui pouvaient être publiés ou non, et les médias audiovisuels recevaient occasionnellement des critiques, toujours fantaisistes. Aujourd’hui, la BBC reçoit un million de commentaires par an, soit environ trois mille par jour. Un quart d’entre eux au moins sont des plaintes. Leur nombre a augmenté de près de la moitié au cours des quatre dernières années. Les plaintes se comptent par dizaines de milliers et portent souvent sur des programmes écoutés ou vus uniquement par une fraction des personnes qui se plaignent. Elles sont en effet relayées par les réseaux sociaux, qui poussent à la protestation.

En bref, le courrier électronique donne à nos publics un accès démocratique au cœur de notre travail. Cela peut constituer un atout. Nos publics sont en contact avec nous, et nous avec eux. Et ils peuvent nous suivre de près.

Mais les critiques sont de plus en plus hostiles à l’égard de notre travail et souvent de nos journalistes, victimes de trollages inacceptables et contre lesquels la BBC se bat, en tant qu’employeur, pour protéger son personnel.

Certaines personnes ne se contentent pas de penser que nous nous sommes trompés.

Les erreurs, et il s’en produit forcément, sont de plus en plus perçues comme les manifestations d’un immense complot, d’une volonté malfaisante de la BBC d’imposer ses points de vue tendancieux au reste du monde.

Comme le disait poliment notre régulateur l’année dernière, en ces temps de bouleversement politique, « les réseaux sociaux ont suscité un débat de plus en plus houleux sur la couverture de l’actualité ».

Ce phénomène ne date pas d’hier. D’aucuns prédisaient que l’Internet allait constituer un rempart, un « marché des idées », à l’ère de la rationalité. Ce n’est pas ce qui s’est passé.

Il semble plutôt que notre époque soit « l’ère de la post-information », comme l’a décrite un journaliste new-yorkais.

Une ère dans laquelle les opinions et les mensonges peuvent parfois avoir autant de poids que les faits objectifs.

Une ère dans laquelle il n’est plus question de débattre de manière civilisée, mais de mener bataille et de liquider ses ennemis.

Récemment, l’une de nos journalistes, spécialiste de la désinformation, a publié un tweet pour illustrer le niveau de violence des messages qu’elle reçoit. Ne manquant pas d’humour, elle leur a attribué une note sur 10.

Elle a donné un 9 à l’un des plus charmants, qui lui disait « adoratrice de pédophiles » et « idiote sans cervelle : j’espère que tu auras ce que tu mérites ».

Un autre message déclarait :
« Vous faites pitié à relayer les mensonges des mondialistes. J’espère qu’ils vous paient bien. Allez en enfer. »

Et un troisième :
« Arrêtez de dire n’importe quoi à la BBC ! C’est vous qui faites de la désinformation. C’est minable et tous ceux qui ont un peu de jugeote le savent. Bonne journée. »

Une autre personne a envoyé quinze courriels en l’espace de 12 heures, contenant la phrase : « Vous ne valez pas mieux que Josef Goebbels ! »

Notre correspondante attribue ce flot d’insultes à l’association de différents éléments : radicalisation liée aux théories du complot, effet désinhibiteur des réseaux sociaux, sexe de la victime et domaine de spécialisation.

Bien sûr, ce phénomène ne se limite pas à la BBC.

Après ses reportages sur les manifestations à Istanbul, il y a quelques années, la journaliste turque Amberin Zaman avait été violemment prise à partie sur Twitter.

Les messages étaient insultants, violents et sexuels. Elle a expliqué qu’elle avait reçu des centaines de tweets, au ton particulièrement obscène, menaçant de la tuer ou de la violer.

Après son reportage sur le massacre perpétré à Charlie Hebdo, elle a subi une nouvelle vague d’attaques sur Twitter, qu’elle a assimilée à un lynchage public.

Certains de ces messages proviennent de personnes isolées, mais d’autres émanent de groupes créés sur les réseaux sociaux.

Il serait faux de prétendre que les groupes d’intérêts spéciaux n’ont jamais tenté de convaincre la BBC de relayer leurs opinions.

Et ce, en faisant pression sur nos journalistes ou en essayant de nous persuader de voir le monde à leur façon.

C’est, d’une certaine manière, le lot de tous les journalistes. Les risques du métier en somme.

Notre travail est d’écouter, d’apprendre et de nous faire notre propre opinion sur les informations à mettre en avant ou à écarter.

C’est aussi de décider ce qui vaut la peine d’être rapporté et comment le faire : quels mots et quelles images choisir.

Mais aujourd’hui, grâce aux réseaux sociaux, les groupes d’intérêts sont plus nombreux et sont mieux organisés. Il leur est très facile de créer une pétition avec des dizaines de milliers de signatures visibles.

Quel poids donner à ce phénomène ?

Les guerriers de l’Internet sont capables de saisir l’air du temps ou les mouvements sociétaux plus rapidement que les organismes de médias, aussi informés soient-ils.

Ils agissent promptement pour s’unir autour d’une cause et peuvent accéder à la BBC grâce aux procédures d’alerte, ou directement auprès des responsables éditoriaux et des équipes.

Ils peuvent encourager les journalistes intéressés par un aspect de l’actualité, en lien, par exemple, avec leur expérience vécue, à convaincre les rédacteurs de transmettre leur vision du monde dans leurs reportages.

Ou encore d’adopter leur vocabulaire.

Ne vous méprenez pas.
Je pense que la démocratie est une bonne chose.
Le débat est une bonne chose.
La responsabilisation est une bonne chose aussi.

La BBC, comme tout organisme de médias, doit écouter et apprendre.

Mais c’est à nous de décider de ce qui nous paraît juste. Au milieu de la tourmente, nous devons garder la tête froide. Nous devons en discuter entre nous et ne pas nous laisser intimider par les harceleurs qui sévissent sur les réseaux sociaux. Harceleurs : le mot n’est pas trop fort. Rappelons-nous toujours que bien d’autres internautes ne prennent pas part au lynchage.

Et ce, même lorsque nous nous trompons, car comme tout le monde et comme tous les médias, il nous arrive de nous tromper. C’est dans la nature de toute entreprise qui évolue rapidement au cœur de la culture. Ce qui est le cas, je tiens à le rappeler, de la BBC.

Ce sont les rédacteurs qui rédigent finalement, pas les groupes d’intérêts. Ils le font avec intelligence et honnêteté, mais aussi, inévitablement, avec une faillibilité tout humaine.

Je soulève cette question aujourd’hui, car je pense qu’elle a de vastes répercussions. J’estime qu’elle est très importante, non seulement pour nous et pour nos organismes, mais aussi pour la démocratie.

C’est un problème auquel nous faisons tous face : la frontière est ténue entre la nécessité de résister aux pressions pour protéger notre indépendance et le besoin de nous éloigner du bruit du monde.
Si notre journalisme n’est plus attaché à ses origines, nous ne verrons pas que nos publics, nos lecteurs ou nos équipes ont de véritables critiques ou opinions sur le monde qu’ils souhaitent que nous transmettions.

Mais nous devons aussi prendre conscience du risque posé par la montée en puissance des groupes d’intérêts qui méprisent les opinions différentes des leurs.

Ce problème ne concerne pas uniquement les radiodiffuseurs.

Certains journaux, comme le New York Times, ont des difficultés à refléter un large éventail d’opinions. Une journaliste d’opinion, connue pour ses idées politiques divergentes au sein de la rédaction, a démissionné en évoquant l’hostilité à l’égard de tout avis contraire, à l’intérieur et à l’extérieur du journal. Elle a déclaré que le New York Times était désormais écrit par Twitter.

Comment, dans de telles circonstances, une rédaction peut-elle continuer de s’adresser à tous, aussi bien les jeunes radicaux que les conservateurs ?

Comment se frayer un chemin au milieu de cette « guerre TERF » et se faire une place dans le débat sur le genre et le sexe ? Comment répondre à la question : que signifie le mot « femme » ?

Comment répondre aux différentes communautés, aux différents groupes, aux différentes personnes, aux différents individus ?

Comment répondre à nos publics traditionnels qui ne comprennent peut-être pas que nous ayons un correspondant LGBT ou un correspondant sur les questions de genre et d’identité ? Ces publics considèrent que nous avons cédé aux groupes de pression et que nous présentons le monde tel que ces derniers le voient.

Comment éviter d’être accusés de partialité sur ces questions sociétales clivantes ? 

J’ai dit qu’une rédaction devait adopter une position intemporelle pour avoir un sens aigu de son identité.

Mais aujourd’hui, le monde évolue si rapidement que le regard vers passé peut être un frein à la réflexion.

Il est clair que nous ne devons pas attendre que les statues soient déboulonnées pour prendre conscience que les temps ont changé.

Mais nous ne devons pas non plus considérer que les révolutionnaires parlent pour tout le monde.

En voici un exemple récent : traditionnellement, la dernière soirée des Proms, notre festival annuel de musique classique, se termine par l’interprétation de Rule Britannia et de Land of Hope and Glory. Cette année, la BBC s’est trouvée prise au milieu d’une guerre culturelle. Pour certains, cette tradition évoquait l’empire, le colonialisme et l’esclavage, et il fallait « se faire violence pour apprécier le chauvinisme belliqueux de ces chansons ». D’autres considéraient que nous ne devions pas avoir honte de notre histoire. « Les gens aiment nos traditions et notre histoire avec toutes ses imperfections », disaient-ils. Tradition ou chauvinisme ? Nous avons été pris entre deux feux.

Je crois au respect des opinions contraires. Nous pouvons être d’accord ou non avec une opinion, mais nos convictions ne nous permettent pas de la rejeter.

Il ne s’agit pas pour autant d’établir un jeu à somme nulle, dans lequel les organismes de médias auraient tout le pouvoir, jusqu’à ce qu’il leur soit retiré par des groupes de pression, en fonction de leurs intérêts.
De notre côté, nous devons faire preuve d’adaptabilité et de détermination.

Nos rédactions ne doivent pas seulement être attentives à l’heure, elles doivent aussi être sensibles à leur temps. Elles doivent pouvoir décider de la ligne éditoriale à adopter et des termes à utiliser, de manière claire, calme et réfléchie.

Interrogées, elles doivent pouvoir expliquer leurs décisions de manière rapide et responsable, tant à leurs publics qu’à leurs équipes.

Elles doivent pouvoir ignorer la pression des réseaux sociaux et la culture de l’annulation, et faire face aux critiques injustes sur leur honnêteté et leurs intentions.

Et surtout, nos rédacteurs chefs doivent refléter une grande diversité d’opinions et ne pas suivre une voie étroite et toute tracée sous prétexte que c’est celle qu’ils ont toujours suivie.

Si nous n’analysons pas les risques posés par ces questions culturelles aux radiodiffuseurs de service public, nous pourrions découvrir un jour que l’aiguille de l’horloge à laquelle nous sommes si attentifs indique minuit moins une.

Merci de votre attention.

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