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HISTOIRES

3 questions à Laurie Stras, musicologue

08 mars 2022
3 questions à Laurie Stras, musicologue

Laurie Stras est musicologue et professeure de musique à l’Université de Southampton. Elle codirige deux ensembles de musique ancienne : Musica Secreta et Celestial Sirens, son chœur féminin amateur. À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, elle présente des madrigaux redécouverts de Maddalena Casulana, compositrice italienne de la Renaissance, qui seront interprétés par le Fieri Consort et diffusés par BBC Radio 3, en direct de Kings Place, à Londres. Nous lui avons posé trois questions sur cette fascinante redécouverte.

UER : Racontez-nous l’histoire de la redécouverte d’une partition perdue : celle de la partie pour voix d’alto du premier livre de madrigaux à cinq voix de Maddalena Casulana, qui date de 1583. Où était-elle cachée ? En quoi cette découverte est-elle l’une des plus importantes de ces dernières années ?

Laurie Stras : Avant 1945, il existait un livret complet du Premier livre de madrigaux à cinq voix (Primo Libro a Cinque) à la bibliothèque de Gdansk, mais à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les parties des voix de canto (voix aiguë) et d’alto avaient disparu. J’effectuais des recherches pour un projet dans lequel Maddalena Casulana était brièvement évoquée, et je voulais trouver des reproductions des parties restantes, sachant qu’il était possible qu’un livret incomplet se trouve à Vienne.

C’est en consultant un agrégateur de publications scientifiques en ligne que j’ai découvert que deux livrets de Casulana avaient récemment été inscrits au catalogue d’une bibliothèque russe. Avec l’aide de Google Translate puis de ma collègue Marina Frologa-Walker, j’ai réussi à obtenir des reproductions. J’ai alors compris qu’il s’agissait des parties manquantes du livret de Gdansk. J’ai donc créé une édition que je pourrais faire jouer à un ensemble vocal mixte (mon chœur féminin, Celestial Sirens, ne convenant pas).

J’avais déjà trouvé des choses importantes par le passé, mais cette découverte m’enchante particulièrement. On savait que Casulana avait composé des œuvres à cinq voix, mais on l’appréhendait uniquement à l’aune de ses madrigaux à quatre voix. Si ceux-ci sont indéniablement de très bonne facture, ils restent cependant dans le champ de la chanson, la plupart pouvant facilement être interprétés en solo ou en duo.

Par contre, les madrigaux à cinq voix démontrent que Casulana maîtrisait pleinement l’art de la polyphonie et qu’elle était également capable de créer des architectures musicales ambitieuses en s’appuyant sur l’harmonie et les textures. Ils montrent qu’elle n’avait absolument rien à envier aux compositeurs — hommes — de son époque et, même, qu’elle leur était supérieure et digne des éloges qu’elle inspirait.

Maddalena Casulana nous a laissé au moins 66 madrigaux. Quelle place occupait-elle dans le monde musical du 16e siècle ? Son travail était-il reconnu par ses pairs à l’époque ? Quel type de relation entretenait-elle avec les compositeurs de son temps ?

Maddalena Casulana était appréciée de son temps en tant qu’enseignante, chanteuse et compositrice. Ses contemporains l’encensent dans des écrits et des livres qui lui étaient dédiés, par admiration et gratitude. Sans être tout à fait exceptionnel, ce type de reconnaissance était plutôt rare et généralement, seuls les musiciens de grand renom en bénéficiaient. Il est difficile de ne pas en conclure que Casulana a atteint ce niveau de reconnaissance parce qu’elle était réellement bien plus talentueuse que ses pairs. C’est un concept moderne, de se dire qu’une femme doit être bien plus talentueuse qu’un homme pour grimper dans les hiérarchies masculines. Pourtant, je ne pense pas que c’était très différent au 16e siècle.

Le talent immense de Casulana a peut-être aussi joué un rôle dans sa capacité à éviter les écueils sociaux auxquels la plupart des musiciennes étaient exposées. Ce livret de madrigaux à cinq voix qui a été redécouvert nous amène à nous demander comment elle a acquis son savoir-faire. De toute évidence, elle a reçu un excellent enseignement, sans doute dès son plus jeune âge. Il est possible que sa famille ait engagé un tuteur, ou qu’elle soit originaire d’une famille de musiciens. Ma collègue Catherine Deutsch, de l’Université de Lorraine, doit publier sous peu une étude sur cette question, et nous attendons avec impatience d’en savoir plus !

Mais Casulana ne s’inscrit pas dans le monde musical de son temps uniquement du fait de ses relations avec des musiciens durant sa vie d’adulte, qui sont documentées, mais également par sa musique même. Ses deux livrets de madrigaux à quatre et à cinq voix comportent des références évidentes aux madrigaux de Cipriano de Rore. J’ai hâte de pouvoir passer plus de temps à étudier sa musique !

Le 8 mars, les madrigaux de Maddalena Casulana seront joués en parallèle avec les compositions d’une autre compositrice italienne : Barbara Strozzi. Pensez-vous qu’il existe d’autres compositrices oubliées de la Renaissance à redécouvrir ?

Je suis certaine que nous allons trouver d’autres morceaux de compositrices, en particulier grâce à la numérisation des catalogues des bibliothèques. Je n’ai pas retrouvé seulement la partie pour alto, par exemple. Il existe aussi, dans une bibliothèque publique d’une petite ville italienne, un exemplaire jusqu’ici inconnu de la partie de canto du premier livre de madrigaux à quatre voix de Casulana, qui date de 1568. Avec l’arrivée en ligne des catalogues, on peut s’attendre à trouver d’autres trésors.

On va peut-être trouver les parties manquantes du seul livret de madrigaux de Cesarina Ricci de Tingoli, ou d’autres madrigaux isolés, manuscrits ou imprimés. J’aimerais beaucoup trouver les traces de Madama Bellina, femme juive de Venise dont Andrea Calma affirmait qu’elle était l’égale de Josquin. On va peut-être même trouver des documents qui vont nous permettre d’attribuer à des femmes certaines des nombreuses œuvres anonymes dont nous savons qu’elles doivent être associées à des couvents.

Mais j’aimerais aussi que l’on redéfinisse le statut de compositrice, pour que certaines artistes trouvent leur place dans l’histoire de la musique occidentale et dans les programmes de concerts. Regardons par exemple ce qu’il se passe au-delà des frontières et de l’influence européennes. D’autres cultures ne placent pas la musique au premier plan, et leur histoire évoque des femmes qui ont créé des musiques, mais sans les écrire, parce que leur système musical ne le nécessitait pas. Je pense en particulier à Ma Shouzhen de Nanjing et à Mirabaï, adepte de la bhakti. Si, comme leurs contemporains, on les considère comme des compositrices, pourquoi ne pas donner ce titre aux nombreuses femmes qui ont écrit de la poésie qui était chantée sur des airs déjà existants ou sur des copies d’airs existants ? C’est à ces questions que je m’intéresse actuellement dans mon travail.

Le concert est accessible sous la référence SM/2022/01/43/02.

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